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LA CANDEUR DE GAGARINE Les modèles neuroscientifiques et la métapsychologie psychanalytique ne sont pas sans de possibles interfaces. Des penseurs comme Spinoza, Damasio, Laplanche, offrent un cadre conceptuel apte à penser diversement le corps. Mais le débat n’a pas lieu. D’un côté, la psychanalyse reste engluée dans ses problèmes identitaires, de l’autre, les neurosciences n’atteignent l’espace public que sous la forme d’une technologie à visée pragmatique. __________________________________________________________________________________________ L’objet de notre esprit est le corps existant et rien d’autre Le 12 avril 1961, le jeune lieutenant Youri Gagarine, embarqué à bord de la capsule Vostok 1, effectua le premier vol orbital autour de la terre. Il en fit le tour en une heure et quarante huit minutes. À son retour, il passa au grade de major et, dans une conférence de presse, apporta la confirmation que les directeurs des musées de l’athéisme (égayant la grisaille des républiques soviétiques) attendaient : «Dieu n’existe pas, je ne l’ai pas rencontré.» La déclaration de Gagarine mérite questions et commentaires. Quarante ans avant la mission commanditée par Stanley Kubrick («2001, l’Odyssée de l’Espace»), s’agissait-il déjà d’interroger, aux confins de l’espace-temps, au bord vertigineux d’un trou noir, la présence énigmatique de quelque transcendance ? Auquel cas, Gagarine n’a pas été assez loin. Y aurait-il été d’ailleurs, qu’il resterait audacieux d’induire l’inexistence de Dieu de sa non rencontre avec lui. Dieu, en effet, était peut-être occupé ailleurs. Mais qu’importe l’agenda divin. Car, à défaut de s’appuyer sur des faits pertinents, la déclaration d’inexistence s’avère en tant que telle riche d’informations. Elle renseigne notamment sur les pensées d’un héros soviétique confronté à l’éventualité de sa fin, et rendu d’autant plus attentif aux particularités de son environnement. Dans cette perspective, le Dieu dont le futur major a signalé la non rencontre ne pouvait qu’épouser - en creux - les formes de celui donné à imaginer par les popes de Gjatsk (près de Klouchino, le village natal de Gagarine). On devine un regard à la fois sombre et perçant, environné d’une barbe hirsute bien que du plus bel effet. On comprend alors que le jeune Youri n’ait pas eu de mal à percevoir sa non présence. On perçoit aussi que, tel le négatif et le positif de la même photo, sa déclaration se calque sur l’obscurantisme qu’il entend confondre. ENJEUX SCIENTIFIQUES, DÉRIVES IDENTITAIRES Ainsi en va-t-il du visage freudien donné à voir dans la majeure partie du «Livre Noir de la Psychanalyse» (2005) : il renseigne autant sur le délabrement de la pensée de ses détracteurs que sur celle des popes1. Mais leur caricature, il est vrai, ne doit 1 Meyer C., Le livre noir de la psychanalyse, 2005, Paris, Les Arènes. Voir aussi : Onfray M., Le crépuscule d’une idole. L’affabulation freudienne, 2010, Paris, Grasset & Fasquelle. Deux ouvrages largement inspirés par celui de Jacques Van Rillaer : Les illusions de la psychanalyse, Wavre, Mardaga, 1995. pas chercher très loin. La psychanalyse n’est pas au mieux de sa forme. Ses icônes sont aussi enfumées que celles de Gjatsk. De modèle scientifique interpellant, branché sur les débats de son temps, elle a eu la malchance de devenir un système à la mode. En outre, les modalités désastreuses de sa transmission n’ont rien arrangé2. Elles lui font souvent confondre débats d’idées avec enjeux identitaires. Les concepts alors fonctionnent comme des badges, permettant essentiellement de sérier «adversaires» et «amis». Cela n’excuse pas pour autant la médiocrité de la caricature. Car si la théorie psychanalytique de l’inconscient individuel sexuel refoulé (la métapsychologie) ne participe certes pas d’un modèle scientifique expérimental, elle n’a rien à voir pour autant avec quelque croyance. À partir d’observations cliniques plus qualitatives que statistiques, elle élabore un modèle rationnel et réfutable3 qui tente de ne pas sacrifier la complexité au profit de la mesurabilité. C’est là sa limite en même temps que son intérêt. Car, pour peu qu’elle ne lâche pas le fil de la rationalité et soit prête à renoncer à son modèle s’il est infirmé par les faits, elle peut servir d’interlocutrice aux systèmes de pensées qui, d’un autre point de vue, arpentent une partie de son champ. Par exemple, celui de la mémoire tel qu’abordé par les neurosciences. Dans les deux cas, il s’agit d’élaborer une logique de la subjectivité : des mécanismes biologiques les plus généraux aux sentiments les plus particuliers pour les neurosciences, des situations vécues les plus intimes aux concepts les plus universels pour la psychanalyse. D’un côté, la dynamique des synapses et des neurotransmetteurs, ainsi que l’expression des gènes selon les contextes ; de l’autre, le corps paralysé de l’hystérique «souffrant de réminiscences» traumatisantes après-coup (Freud, 1893). SPINOZA, FREUD, MEAD, DAMASIO Certes, on ne peut passer sans précaution des «cartes neurales» évolutives selon Damasio4 - qui nous définissent à notre insu - aux formations de l’inconscient selon Freud, telles qu’elles se révèlent dans les symptômes et les rêves. Il s’agit clairement d’univers épistémologiques différents. Néanmoins, si chacun à sa façon rend compte d’un pan de réalité, il existe forcément entre eux quelque interface conceptuelle. Ici, le champ de la philosophie offre à la pensée de multiples ressources, pour autant qu’il échappe à l’incantation. Peu de recours donc chez Heidegger. Des chemins féconds par contre chez Spinoza5 — tout particulièrement dans L’éthique (1677). Certaines de ses phrases, reprises à son compte par Antonio Damasio6, pourraient être mises tout aussi bien dans la bouche de Freud. «L’esprit [écrit Spinoza] ne se connaît lui-même qu’en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps». Pour la psychanalyse, la «pulsion» est la source (parfois destructrice) du désir de vivre. Elle vient suppléer chez l’homme la déficience de l’instinct. Il s’agit d’un concept limite entre le psychique et le biologique, induit à partir des multiples vécus où s’associent un affect et une représentation (telle rêverie, par exemple, telle image, accompagnée de tel frisson, telle répulsion). Dans sa clarification du champ freudien, Jean 2 Martens F., La psychanalyse en butte à un monde hostile et méchant ?, La Revue Nouvelle, n°3, 2008. 3 Martens F., Psychanalyse et science. Sur le zinc avec Karl Popper ou de l’inconvénient d’accommoder les fraises comme les échalotes, in Psychiatrie Française, n° 3, 2006, Paris, SPF-AFP. 4 Damasio A., Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions, 2003, Paris, Odile Jacob. 5 Philosophe d’un abord austère, mais merveilleusement présenté par des penseurs tels que Gilles Deleuze (notamment dans l’enregistrement jubilatoire d’un cours de mars 1981, publié sur CD chez Gallimard : Spinoza : éternité et immortalité) et Robert Misrahi (Le corps et l’esprit dans la philosophie de Spinoza, 1998, Paris, Synthélabo. 6 Damasio A., L’esprit est modelé par le corps (entretien), La Recherche, n°368, 2003. Mes remerciements à Claude Zylmans qui m’a transmis cette référence. Laplanche insiste sur le fait que le pulsionnel est implanté en chaque enfant, au fil du rapport prolongé au corps des adultes. Les soins précoces – nécessairement érotisés – sont émaillés de messages, verbaux et non verbaux, lestés par la pulsionnalité inconsciente de ceux qui les émettent (Théorie de la séduction généralisée, 1987)7. «L’esprit humain [ajoute Spinoza] ne perçoit les corps extérieurs comme existant en acte que par les idées des affections de son propre corps.» Ce qui n’empêche l’esprit individuel de s’étendre aux confins du réseau socio-culturel dont il émerge, nuance le philosophe et sociologue George Herbert Mead8. Aussi austère puisse-t-elle paraître, cette esquisse de réflexion à plusieurs voix a le mérite de recouper en la conceptualisant l’expérience la plus concrète. Freud lui-même a plusieurs fois rappelé qu’il ne faisait que donner forme rationnelle à des thèmes qui nous hantent depuis la nuit des temps — tout particulièrement, l’antagonisme – parfois déchirant - entre les exigences pulsionnelles et celles de la vie collective. Depuis son étude sur l’aphasie, en 1891, jusqu’à l’Abrégé de psychanalyse, en 1938, son inventeur n’opposa jamais le registre de la psychanalyse et celui de la neurophysiologie. Aujourd’hui, il serait sans doute un lecteur passionné de Changeux, Edelman, Damasio. Son parcours d’ailleurs croise étonnamment celui d’Eric Kandel. Né en 1929, ce psychiatre juif d’origine viennoise voulait devenir psychanalyste. Émigré aux États-Unis, Kandel se contentera finalement du prix Nobel (20009) pour ses travaux neuroscientifiques sur la mémoire10. Il continue cependant de rêver à une interface avec la psychanalyse, pour sauver la psychiatrie américaine de son tragique enlisement. Freud de son côté, médecin juif d’origine viennoise, né en 1856, ayant obtenu le prix Goethe en 1930, n’aimait rien tant que le laboratoire de neurophysiologie. Ayant dû le quitter pour des raisons économico- matrimoniales, il se contera finalement d’une activité de clinicien, débouchant sur une théorisation métapsychologique de la mémoire et de l’«appareil psychique». Dans son cheminement, Freud s’appuie sur ce que la psychopathologie lui révèle à gros traits, pour déchiffrer progressivement ce qui est inscrit au filigrane de tous les humains. Il cartographie une réalité intime, familière à chacun, reflétée dans les mille facettes de l’art, mais jamais théorisée avant lui. Au départ, il pense que l’inconscient, tout comme le refoulement, est un trait pathologique typique de la névrose hystérique. Dans chaque cas, il repère, dans l’enfance, une séduction sexuelle traumatisante dont l’effet ne se manifeste qu’après-coup. Sur cette pierre d’angle, il bâtit l’essentiel de sa théorie de la mémoire. Au fil du temps, nuançant sa première approche, il relativise la séduction perverse. La notion d’une réalité psychique individuelle inconsciente, intrinsèquement conflictuelle, quelquefois même auto-traumatisante, finit par l’emporter. Il n’abandonne jamais pour autant le registre de la séduction. Dans son œuvre, le sexuel se différencie de plus en plus du sexué, du génital, du génésique, et bien sûr du genre. La sexualité n’y apparaît pas comme un donné «naturel». Sous l’empire de l’autre, chaque partie du corps, chacune de ses fonctions – et même toute activité humaine - peut s’érotiser. Plus rien, chez l’homme, n’est simplement biologique. En même temps, il est impensable que l’activité la plus abstraite ne se marque au passage par quelque frémissement du corps, ni qu’elle n’en subisse le ressac. 7 Laplanche, J., Nouveaux fondements pour la psychanalyse, 1987, PUF, Paris 8 Mead G. H., Mind, Self, and Society, 1934, University of Chicago Press. 9 Avec Arvid Carlsson et Paul Greengard. 10 Voir : Eric Kandel, À la recherche de la mémoire. Une nouvelle théorie de l'esprit, Odile Jacob, Paris, 2007. Entre les confins séculaires de la culture qui nous habite, l’assortiment des gènes qui forment notre héritage, les interactions biochimiques qui nous traversent, les désirs qui nous animent, il n’y a manifestement pas plus d’homogénéité que de solution de continuité. Mais si la rigueur ne peut déboucher que sur l’interdisciplinarité, en fait c’est le réductionnisme qui domine. La science se voit ordinairement confondue avec la technologie, et il n’est de progrès dans l’imagerie médicale qui ne soit pris un temps pour le dévoilement du «mystère de la vie». Autant pourtant, il est captivant de saisir la variabilité d’un élément nouveau (comme la sérotonine) dans le décours d’un phénomène complexe (comme la dépression), autant il est aventureux de s’imaginer avoir cerné par là le fond du problème. Tout le monde ne tient pas ce discours. N’empêche que nombre de médias nous tartinent quotidiennement les neurones d’ocytocine, de dopamine, de vasopressine, pour nous déniaiser ès mécanismes du coup de foudre, de l’amour, de l’attachement, de l’infidélité — au risque d’un saut épistémologique périlleux (roulement de tambour) entre le comportement du campagnol mâle du Middle West (microtus ochrogaster) et celui du jeune cadre zurichois (homo sapiens). On rêverait d’un débat pointu entre la psychanalyse et les neurosciences. Cela nous vaudrait certainement de passionnants échanges autour de l’effet placebo11 et de son inquiétant cousin l’effet nocebo. Mais ce débat n’a pas lieu où seraient conviées la biologie des émotions et la métapsychologie des pulsions. Il n’a pas lieu car dans le champ où il serait le plus nécessaire – celui de la pratique clinique – ni les neurosciences, ni la psychanalyse ne sont convoquées. À ce niveau, en effet, le bagage neuroscientifique n’apparaît plus que sous forme d’applications technologiques pragmatiques, et de dialogue entre les généralistes chargés de tester les molécules, et les firmes pharmaceutiques soucieuses de les commercialiser. La psychiatrie «biologique» relève ici du trompe-l’œil : «On n’est pas dans le domaine du savoir – les études cliniques qui donnent à une molécule le statut de médicament sont indifférentes aux raisons de son efficacité - mais dans celui du “ça marche”(…). La psychiatrie biologique, c’est ce dont on parle ; l’industrie pharmaceutique c’est la puissance tutélaire qui se situe derrière et qui agit… et qui peut tromper»12 . Tromperie mise à part, on pourrait se dire que peu importe la notice si la molécule est bonne. Mais le congédiement de la pensée n’est jamais sans conséquences. EFFONDREMENT DE LA PSYCHIATRIE En matière de psychiatrie, le trompe-l’oeil a trouvé son bréviaire dans le DSM-IV. En principe, apolitique et athéorique - en tout cas ascientifique - le DSM n’avait à ses débuts que l’ambition modeste d’offrir aux psychiatres du monde entier un outil de 11 Sur un demi siècle, des milliers de publications scientifiques, issues de recherches expérimentales, font état en moyenne de 33% d’effet placebo, tous pays, toutes pathologies, toutes thérapeutiques confondues. Échappant aux paradigmes qui encadrent les pratiques actuelles, l’effet placebo et l’effet nocebo, bien que traversant tout le champ clinique, ne sont nullement pris en compte dans l’univers des soins médicaux. 12 Pignarre Ph., La cigale lacanienne et la fourmi pharmaceutique, 2008, Paris, EPEL, p. 88. Fondateur et directeur de la maison d’édition «Les Empêcheurs de Penser en Rond», ancien directeur de la communication au laboratoire pharmaceutique Synthélabo, Philippe Pignarre - toujours décapant - connaît bien la logique et la réalité du système. Il est aussi l’auteur d’un chapitre du Livre noir de la communication. Mais d’athéorique cet inventaire est devenu carrément anti- conceptuel, en même temps qu’au fil d’un silencieux coup de force, il se muait, de manuel de conversation clinique, en répertoire mondial obligé des écarts à la norme («disorders»). Dans le mode d’emploi de l’actuel DSM, penser n’est plus qu’une variable parasite faisant perdre du temps à l’évaluateur. À l’heure du coaching, diagnostiquer c’est cocher. Il s’ensuit que tout qui veut travailler correctement sans pour autant risquer sa carrière, se voit obligé de traduire ses dossiers en CIM- 10[CIM-9-MC] : invoquant F60.4[301.50]13 au grand jour, tout en révérant l’hystérie freudienne à la nuit venue. Ce n’est pas rassurant. En effet, bien que ne se revendiquant que d’une doxa des troubles, le DSM-IV passe de plus en plus pour un véritable traité de psychiatrie. À l’heure insidieuse d’un retour à l’ordre nourri par l’obsession des intrus (pédophiles, terroristes, virus, fumeurs, immigrés), ce manuel statistique pourrait s’avérer plus performant que le recadrage psychiatrique des dissidents sous Brejnev. Paradoxalement, l’inquiétant dans le DSM, c’est son apparence consensuelle : cette absence de théorisation qui le rend, d’une part, inattaquable conceptuellement, et de l’autre, adaptable selon les enjeux à tout état nouveau des «désordres14. «Il est devenu, écrit Jacques Hochmann15, un instrument de pérennisation de la soumission aux lois du marché concurrentiel.» De plus, sa toxicité est sous-évaluée par les psychiatres d’âge mûr, appuyés sur une formation dont ils oublient qu’elle est devenue étrangère à leurs cadets. À leur niveau, faute de mieux, le DSM est confondu avec un traité de psychopathologie, ou pris pour un classement rigoureux sur lequel fonder des recherches. Or, il ne s’agit que d’un fatras pragmatique reposant sur les débris d’anciennes nosographies et sur le consensus fluctuant de praticiens sous influence. L’élaboration occulte du futur DSM-V, sur un mode paranoïaque proche du «secret défense», inquiète d’ailleurs l’ex-commandant de la task force (sic) du DSM-III. Membre éminent de l’Association Américaine de Psychiatrie (APA), le docteur Robert Spitzer est réticent au projet d’ajout de diagnostics «pré-morbides», permettant de médiquer préventivement - et lucrativement - d’éventuels futurs désordres. Concrètement, explique Christopher Lane, il faut savoir que «des psychiatres de Floride ont, en 2007, administré des psychotropes non approuvés par la Food and Drug Administration à 23 enfants de moins d’un an. Ils ont poursuivi leurs essais sur 39 bambins âgés d’un an, 103 de deux ans, 315 de trois ans, 886 de quatre ans et 1801 de cinq ans»16. Lane (2007) avait déjà attiré l’attention sur la campagne publicitaire nationale qui, jusque dans les autobus, avait contribué à lancer, avec les molécules correspondantes, un des troubles les plus rentables du DSM-IV : le social anxiety disorder (anciennement 14 Aux nostalgiques de la pensée faut-il rappeler que le DSM gagne en comique ce qu’il perd en rigueur ? Ainsi, comme l’avait noté messieurs Purgon et de la Palisse, F32.x [296.2x], «Trouble dépressif majeur, épisode isolé», se caractérise d’abord par la «Présence d’un épisode dépressif majeur», lui-même rapporté à la présence, notamment, d’une «Humeur dépressive» (Mini-DSM-IV, Masson, Paris, 1996, p 167 et p 162). Plus précisément encore, le diagnostic de F 52.3 [302.73] «Trouble de l’Orgasme chez la femme», «repose sur le jugement du clinicien qui estime que la capacité orgasmique de la femme est inférieure à ce qu’elle devrait être, compte tenu de son âge, de son expérience sexuelle et de l’adéquation de la stimulation sexuelle reçue» (op. cit., p237-238) : un retour littéral à l’étymologie du mot clinicien. À propos du DSM, voir aussi : Martens F., «Comment être fou dans les règles ?», in La Revue Nouvelle, février 2002. 15 Hochmann J., «Le déclin de l’empire psychiatrique», in Psychiatrie française, février 2010. Psychiatre et psychanalyste, spécialisé dans le domaine de l’enfance, Jacques Hochmann a enseigné et pratique à 16 Christopher Lane, «Les diagnostics délirants de la psychiatrie américaine», Slate, août 2009 timidité)17. Par ailleurs, la tendance serait désormais à définir la maladie en fonction des aspects subjectifs et comportementaux sur lesquels a prise telle ou telle drogue : le trouble y’ étant celui sur lequel influe la molécule y. De nombreux produits sont ainsi en attente du disorder qui pourrait les adopter. Synthétisé par le chimiste américain Leandro Panizzon, le méthylphénidate fut breveté en 1954. Au départ, Panizzon ne voyait pas très bien à quoi sa molécule pourrait servir, mais sa femme (et apparemment cobaye) Rita avait remarqué qu’elle jouait mieux au tennis après avoir absorbé une dose de ce stupéfiant proche des amphétamines — ce pourquoi il le baptisa Ritalin. Le Ritalin fut d’abord employé dans la dépression, puis il servit à rendre plus sages les écoliers des ghettos noirs des villes américaines, d’où son surnom de «pilule d’obéissance» (à prendre avant la classe). Depuis une quinzaine d’années, la prescription de Ritaline (en Belgique, Rilatine) est exponentielle dans les pays européens. Dans certains cas, elle peut aider les enfants dits jadis «hyperkinétiques», mais elle est surtout devenue le palliatif machinal à l’absence de contenance éducative. Pour le DSM-IV, côté enfants, un des disorders-cible est désormais le «trouble déficit de l’attention avec hyperactivité» (anciennement, turbulence). Mais il est d’autres chemins pour qu’un trouble soit inclu ou exclu. L’état de stress post-traumatique, bien que très documenté depuis la grande guerre (notamment par Freud), était laissé dans l’ombre par les premières versions du Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux. Faute de nomenclature précise, les anciens du Vietnam peinaient à se faire indemniser par les assurances18. Ils se lancèrent donc dans un lobbying effréné qui valut son entrée dans le DSM-III, ainsi qu’une aura de découverte de première importance, au posttraumatic stress disorder (PTSD). Un autre avatar scientifique concerne l’homosexualité : elle était encore répertoriée comme disorder par ce même DSM-III, au mécontentement des psychiatres gay. Ils organisèrent des chahuts monstre lors des colloques de l’APA, jusqu’à lasser leurs confrères et aboutir à la discrète éviction de l’«homosexualité égo-dystonique» du DSM-IV. TOC ET DÉPRESSION Les considérations ci-dessus relèvent peut-être d’un «DSM stress disorder» qui pourrait éclore en code dans le DSM-V ? En fait, elles rendent compte de ce que devient un diagnostic quand, refusant de s’interroger sur le sens individuel et collectif des symptômes, il se déconnecte de toute psychopathologie et de toute démarche scientifique — tout en mimant le discours de la science. Ce glissement est sensible quand, dans le DSM-IV, la névrose obsessionnelle fait place au trouble obsessionnel-compulsif (TOC), larguant toute perspective psychodynamique pour renouer avec le seul pragmatisme. Ce dernier prévalait déjà dans l’évolution des indications d’une même molécule : ainsi, la métoclopramide (Primpéran) passe du statut de neuroleptique à celui d’anti-émétique, le méthylphénidate (Rilatine) se prescrit aux adultes déprimés puis aux enfants agités, etc. Ce tâtonnement se retrouve dans le retour contemporain à l’électrochoc. Découlant d’observations sur l’effet sédatif de décharges infligées à des porcs avant abattage (Ugo Cerletti, 1938), la désormais «sismothérapie» apparaît parfois comme le dernier recours en cas de mélancolie grave — sans pour autant qu’on sache comment ça marche. Face à 17 Voir : Lane C., 2007, Shyness : how normal behavior became a sickness, Yale University Press [Lane C., 2009, Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotion, Paris, 18 Voir : Kirk S. et Kutchins H., 1998 [1992], Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine, l’ampleur des symptômes, la complexité des causes, la médecine mentale s’est souvent résignée à secouer le patient pour le ramener à lui19. Ces approximations deviennent inquiétantes dans l’émergence de la neurochirurgie fonctionnelle en cas de TOC rebelles20. Mis à part les progrès de l’imagerie médicale, on ne perçoit pas bien en effet la différence d’avec la pratique aveugle - et mutilante - des lobotomies (répandues jusqu’à la mise sur le marché, en 1952, du premier neuroleptique). L’imagerie certes permet de voir quelles zones cérébrales s’activent à tel ou tel propos, et d’y intervenir de manière plus précise — mais sans vraiment savoir ce qu’on fait en touchant à un maillon d’une chaîne dont l’essentiel échappe, ni surtout l’ampleur des risques. De plus, en cas de succès, il est difficile d’évaluer la part de l’effet placebo. Rappelons que l’efficacité des molécules elle-même est hypersensible au contexte : il y a longtemps qu’on a constaté que le passage répété d’un univers ludique à un contexte stressant pouvait, en un clin d’œil, alternativement inhiber ou activer les effets de la chlorpromazine (le premier neuroleptique) chez le chien21. Le pragmatisme comme tel n’est pas dérangeant, ni le fait d’alléger le seul symptôme. Pour paraphraser Lacan : la guérison peut venir «par surcroît», même hors psychanalyse22. Ce qui pose question, ce sont les exclusives dogmatiques, le refus de la complexité, la remise en marche quelle que soit la toxicité du chemin. En fait, plutôt qu’au débat, nous sommes ordinairement conviés à l’exhibition de positions identitaires qui font le jeu de l’idéologie dominante. Derrière son aspect tolérant, le néolibéralisme en effet cache une férocité extrême. Il excelle dans la destruction du lien social. Atomisés, les individus s’accrochent désespérément à leur peu de repères. Comme des sportifs à bout de souffle, ils sont prêts à tous les dopages. Malvenu dès lors de s’interroger sur le sens de la course. Le néolibéralisme ne déteste rien tant que la fonction critique : santé mentale, santé sociale, ne sont pas sa tasse de thé. Terminons sur un exemple de complexité irréductible à quelque position d’école. Le mot «dépression» désigne une nébuleuse nosographique aux contours flous, mais assez centrée néanmoins pour qu’on puisse émettre un diagnostic et se livrer à des prévisions. Diverses autorités sanitaires s’accordent pour voir dans la dépression, à moyenne échéance, la seconde cause d’invalidité au monde après les maladies cardio-vasculaires. La dépression grave débouche statistiquement sur 15% de suicides. En Europe, l’état dépressif se voit corrélé en premier avec la solitude, en second avec le chômage (lui-même générateur de solitude). En Belgique, le suicide est la seconde cause de mortalité chez les adolescents. Au Japon, une étude récente a mis en évidence le rapport de certaines particularités génétiques (relatives à la production de dopamine) avec la propension au suicide chez des Japonais de sexe 19 Excision médiévale de la «pierre de la folie», immersion soudaine dans l’eau froide, choc au Cardiazol, coma insulinique, etc. — toutes techniques provoquant une détresse vitale et une sorte de remise en ordre consécutive. 20 Par exemple : Polosan M., Millet B., Bougerol T., Olié J-P., Devaux B., Traitement psychochirurgical des TOC malins : à propos de trois cas, in L’Encéphale, Paris, 2003 ; XXIX : 545-52, cahier 1. 21 Le meilleur ami du chercheur pavlovien. Ayant injecté à ses victimes 3 mg de Largactil par kg de chien, Corneliu Giurgea constate fortuitement, en 1957, que l’effet de la drogue (diminution du tonus central, comportement stuporeux) s’abolit ou se restaure, jusqu’à quatorze fois en un quart d’heure, selon que l’animal est tiré vers la porte de la salle de jeu ou vers celle – détestée – du laboratoire pavlovien. Cfr Giurgea C., Neurophysiologie et conditionnement, Annales de la Société Royale de Sciences Médicales et Naturelles, Bruxelles, 17, II, 1964. 22 Dans le trouble de la fonction sexuelle, quelques expériences réussies valent souvent mieux qu’un long discours — fût-il psychanalytique. Autre chose est de remettre au travail les scénarios qui nous empêchent de vivre mais hors desquels nous n’imaginerions même pas survivre. masculin23 (elle ne parle pas de «gène du suicide», mais d’une fragilité pouvant le favoriser). D’autre part, diverses observations ont mis en évidence un niveau significativement bas de sérotonine chez les individus déprimés, et des recherches pharmacodynamiques ont réussi à produire des molécules arrivant à maintenir un meilleur taux de ce neurotransmetteur dans l’organisme (par exemple, la fluoxétine, commercialisée sous le nom de Prozac, et appelée parfois «pilule du bonheur»). Il s’agit des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS). Ces antidépresseurs de la dernière génération donnent autant satisfaction que leurs prédécesseurs (les tricycliques), tout en entraînant moins d’effets secondaires. Prescrits sans précaution, ils favorisent néanmoins le passage à l’acte suicidaire chez l’adolescent. En 2008, une étude du professeur Irving Kirsch (Hull University, UK), basée sur les résultats des essais cliniques obligatoires réalisés par les firmes pharmaceutiques (mais dissimulés par elles), a montré que les ISRS ne fonctionnaient pas mieux que les placebos — sauf dans les cas de dépression grave24, peu propices en effet à l’investissement transférentiel de quoi que ce soit. En Grande Bretagne, 16,2 millions de prescriptions d’ISRS ont été effectuées en 2006. Par ailleurs, tout psychanalyste ayant écouté des patients gravement déprimés sait que c’est à la faveur d’une médication appropriée qu’ils ont, le plus souvent, réussi à s’engager dans une cure. S’il importe de tenir l’église au milieu du village, encore faut-il arriver L’espèce qui peuple le village est à ce point fragile que les petits n’arrivent à survivre qu’au prix d’une longue prise en charge. En contrepartie, la maturation lente de leur cerveau (qui, à trois ans, n’a pas atteint les ¾ de son volume) ouvre un large champ à l’expression des gènes sous l’influence du milieu. De même, la plasticité neuronale et synaptique y est telle que, paraphrasant Bourdieu, Changeux peut parler d’«habitus neuronal» pour souligner l’impact de l’environnement sur les configurations neuro- synaptiques. Dans Le pouce du panda, le biologiste darwinien Stephen Jay Gould confirme que les primates, comparés aux autres mammifères, ont un développement lent, mais que nous avons accentué cette tendance plus que quiconque : «Nous sommes au tout premier chef des animaux capables d’apprendre, et notre enfance prolongée permet la transmission de la culture par l’éducation»25. Notre héritage génétique, en d’autres termes, n’est pas dissociable de notre bagage relationnel. Si la fiction cartésienne de l’organisme sourit à la technologie du vivant, l’inéluctable effet placebo nous ramène à la réalité du corps. cet article est paru en version abrégée dans La Revue Nouvelle, Bruxelles, mars 2010 Numéro thématique sur les neurosciences sous la direction d’Albert Bastenier. 23 Shindo S., Yoshioka N., Polymorphisms of the cholecystokinin gene promoter region in suicide victims in Japan, Forensic science international, 2005, vol. 150, n°1, pp. 85-90. 24 Étude publiée en ligne sur PLOS-pMedicine, 26 février 2008. 25 Gould S. J., [1980], Le pouce du panda. Les grandes énigmes de l’évolution, 1983, Paris, Grasset.

Source: http://www.apppsy.be/docs/txt/La_candeur_de_Gagarine.pdf

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